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Colette – Extrait complet et Commentaire étendu

Dernière mise à jour : 4 sept.


Extrait : Prisons et Paradis (1932)

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Il me fallait toutes les herbes vagabondes : la menthe dans la terre fraîche et la verveine au soleil ; la sauge, gris pâle, caressante d’un duvet imperceptible ; le réséda au parfum pauvre et tenace ; l’absinthe, si amère qu’un seul frôlement

des doigts en garde l’odeur jusqu’au soir ; les tiges souples du fenouil, qui font saigner un peu leur suc anisé quand on les rompt.


J’aimais l’origan, la marjolaine, l’hysope ; j’aimais qu’elles se disputassent l’angle brûlant du jardin et qu’elles se mêlassent en un brouillard d’insectes,

d’arômes et de poussière blonde.

Il suffisait alors de s’asseoir, d’oublier le monde, et le plus humble de ces

végétaux devenait un pays tout entier, avec ses collines et ses villages

invisibles, ses odeurs de pain chaud, ses soirs d’orage et ses aurores fraîches.

Ainsi, dans le plus petit carré de terre vivante, je trouvais la demeure dont

j’avais besoin ; je me faisais petite parmi les simples, et c’étaient eux qui, mieux

que personne, m’apprenaient à vieillir sans tristesse, le cœur encore plein de

sève.


Commentaire – Six respirations qui se répondent


1. L’élan d’amour qui donne voix aux herbes

Elle n’énumère pas, elle caresse : sauge « caressante », réséda « pauvre et tenace ».

L’adjectif n’est pas décoratif, il est déclaration. Sans ce regard tendre, la plante resterait

muette ; nous la verrions comme un simple nom latin sur une étiquette. L’amour agit

comme un diapason : il règle la sensibilité de l’observatrice et, par ricochet, celle du

lecteur.


2. Synesthésie et mémoire : quand les sens convoquent le passé

Cette tendresse ouvre aussitôt les portes de la perception. Chaque herbe délivre une

signature sensorielle distincte : fraîcheur humide de la menthe, amertume persistante de l’absinthe, suc sucré‑vert du fenouil. Ces empreintes vont droit à la mémoire affective : le bruissement d’un été d’enfance, l’ombre d’une cuisine paysanne. Colette orchestre ainsi une synesthésie narrative qui réveille l’histoire personnelle du lecteur.


3. Le zoom humanisant : du foisonnement à l’infime, toujours chargé d’histoires.

Forte de ces sensations, l’auteur opère un resserrement spectaculaire. Le jardin

foisonne comme une république végétale, puis la caméra plonge vers « le plus petit

carré de terre ». Loin de réduire l’horizon, ce zoom l’agrandit : la parcelle devient « pays

tout entier », peuplée de collines invisibles, d’odeurs de pain chaud, de soirs d’orage. À

chaque réduction d’échelle, le vocabulaire se fait plus humain : l’herbe parle directement

du foyer, de la communauté.


4. Le temps circulaire inscrit dans un mouchoir de terre

Aurores fraîches, soirs d’orage : le micro‑pays embrasse déjà la totalité d’une journée

et, par extension, d’une année. Le temps devient circulaire au lieu d’être linéaire. Vieillir,

suggère Colette, consiste à rentrer dans ce cercle rassurant plutôt qu’à subir la flèche

irréversible du calendrier humain. Le mini‑jardin nous offre un remède temporel.


5. Une écologie affective avant l’heure

Si un lopin de verveine contient tout un monde, arracher une seule tige équivaut à un

exil. Colette fonde ici une écologie par l’émotion : la valeur d’une plante se mesure à

l’univers qu’elle peut évoquer. Avant les éditoriaux sur la biodiversité, elle fait sentir la

responsabilité qu’engage le moindre geste horticole.


6. Humilité finale : se faire petite parmi les simples

Le mot « simples » allie remède essentiel et beauté dépouillée. Colette se rapetisse à

leur dimension ; le pouvoir change de camp. Cette miniaturisation volontaire constitue

une leçon de respect : l’être humain ne doit pas dominer la plante, mais apprendre à

l’approcher. Devenir petit pour que la sagesse verte devienne grande : tel est le

couronnement de la promenade.

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